se peut que je n'étais pas attentionnée aux conversations des adultes, mais il était un bon
épicier, nous servant exactement ce qu'on lui demandait, même si c'était un bonbon que nous
décidions d'acheter sans la permission de maman ; il nous le donnait et le rajoutait sur le
carnet. Je crois que la majorité des clientes de Monsieur Bisquerra achetait au carnet. Ce
carnet se remplissait vite et était clarifié à chaque fin de mois. Avec toujours le même visage,
sans sourire, sans grimace et sans grogner, même si c'était pour nous servir une simple tranche
de pâté Olida ; il la coupait nettement puis la posait sur un papier presque blanc et lisse.
Même délicatesse pour couper quelques tranches dans un saucisson Mireille. Un petit achat ou
un gros, sans rechigner, il servait. Lui et sa femme étaient sérieux au boulot. Quelques fois,
dans la cuisine qui donnait dans l'épicerie, je faisais des devoirs d'école avec Josiane. Je n'ai
jamais entendu nos épiciers se mettre en colère ou perdre patience envers qui que ce soit.
Une fois par an, Monsieur Bisquerra appelait tous les gamins du quartier. Il nous remettait
des tabliers coupés dans des sacs de pommes de terre qui nous recouvraient même les chevilles.
Nous apportions notre outil de travail, un caillou assez lourd mais que nous pouvions tenir dans
nos petites mains, et avec joie nous craquions les olives vertes qu'inlassablement Monsieur
Bisquerra emportait dans son arrière boutique où il les préparait à la saumure. Notre paye
n'était mirobolante, une bouteille de Sélecto mais nous nous sentions important, Monsieur
Bisquerra avait besoin de notre aide !
Très tôt le matin, notre cher épicier partait faire son grand marché à Maison Carrée, mais
d'abord, il devait récupérer son bourricot sur la colline de Belfort. Le nom, le nom de cet
animal qui paraissait si placide ? Je ne l'ai jamais connu et même si vous vous questionnez,
vous les Anciens, comme moi, je ne pense pas que vous vous le rappellerez, car il semble bien
que Monsieur Bisquerra s'adressait à son âne à la manière des arabes de la montagne en
émettant un son, peut-être en roulant la langue, je ne sais pas, mais c'est certain, il n'avait pas
de nom. Etait-ce pour cela que cet âne faisait des caprices ? Je ne sais pas non plus, mais ce
que je sais c'est qu'il lui donnait du fil à retorde. Pour moi, cet âne, c'était l'âne Martin, et
l'âne de Monsieur Bisquerra pour tous les habitants du quartier. Devant l'épicerie, Monsieur
Bisquerra attelait son âne et finalement, clopin-clopant, il menait la carriole tout droit
jusqu'au but.
N'étant certainement pas du plus jeune âge (le fait étant, que dans ma tendre jeunesse, je
trouvais tous les adultes vieux) Monsieur Bisquerra vint demander à mon père, s'il voulait bien
lui construire un abri pour son âne à l'entrée de notre villa, sur le côté du jardin. Sur la
droite du grand portail, il y avait l'immense jardin de fleurs que mon père cultivait avec amour,
et avec autant d'amour, maman faisait des bouquets pour ses clients journaliers. Sur la gauche,
un terrain rectangulaire, plus petit et qui longeait le mur de la maison de Madame Mesquida.
Parfait pour l'abri. Je me rappelle le lilas des Indes, magnifique en saison, et dont ces hautes
branches me servaient de mirador, ma place secrète. Madame Mesquida était la seule personne
qui pouvait me repérer depuis sa terrasse.
Mon père se mit au travail avec l'aide de mon frère André, des planches et des clous. En
quelques jours, la cabane de l'âne Martin fut prête, avec même une porte. Une porte ! Les
prisons ont des portes ! Un vrai choc pour le système nerveux de notre bel animal. La
première et la seconde nuit, Martin démontra son mécontentement. Et nuit après nuit, le pan
arrière de sa cabane souffrait sous la pression de ses sabots. Ma sœur Paulette rouspétait et
le reste de la famille lui donnait support. Mon père comprenait mais il faut dire que la petite
rémunération mensuelle arrondissait les fins de mois. ¨Patientons encore un petit peu, l'âne va
s'habituer.¨ Mais, n'avions nous pas toujours entendu dire qu'il n'y a pas plus têtu qu'un âne !