Deux nuits de plus et avec grand fracas, l'âne de Monsieur Bisquerra reprit le chemin de ses 
amours.  Il n'était plus question de dormir, il fallait partir à la recherche de l'évadé.  Nous 
n'allions pas plus loin que la colline de Belfort.  Martin broutait sans aucun remords et sans 
pitié pour notre affolement.  J'appellerai cette attitude, 'gain par force de volonté'.   
Mon père et mon frère remirent notre petit coin de jardin en état et mes sœurs et moi étions 
heureuses de lui voir reprendre son allure champêtre sous la beauté de la rosée matinale, alors 
que pauvre Monsieur Bisquerra, reprit ces anciennes habitudes sous la commande de son âne.

                                                            
 SuzanneServeraRipoll
se peut que je n'étais pas attentionnée aux conversations des adultes, mais il était un bon 
épicier, nous servant exactement ce qu'on lui demandait, même si c'était un bonbon que nous 
décidions d'acheter sans la permission de maman ; il nous le donnait et le rajoutait sur le 
carnet.  Je crois que la majorité des clientes de Monsieur Bisquerra achetait au carnet.  Ce 
carnet se remplissait vite et était clarifié à chaque fin de mois.  Avec toujours le même visage, 
sans sourire, sans grimace et sans grogner, même si c'était pour nous servir une simple tranche 
de pâté Olida ; il la coupait nettement puis la posait sur un papier presque blanc et lisse. 
Même délicatesse pour couper quelques tranches dans un saucisson Mireille.  Un petit achat ou 
un gros, sans rechigner, il servait.  Lui et sa femme étaient sérieux au boulot.  Quelques fois, 
dans la cuisine qui donnait dans l'épicerie, je faisais des devoirs d'école avec Josiane.  Je n'ai 
jamais entendu nos épiciers se mettre en colère ou perdre patience envers qui que ce soit.  
Une fois par an, Monsieur Bisquerra appelait tous les gamins du quartier.  Il nous remettait 
des tabliers coupés dans des sacs de pommes de terre qui nous recouvraient même les chevilles.
Nous apportions notre outil de travail, un caillou assez lourd mais que nous pouvions tenir dans 
nos petites mains, et avec joie nous craquions les olives vertes qu'inlassablement Monsieur 
Bisquerra emportait dans son arrière boutique où il les préparait à la saumure.  Notre paye 
n'était mirobolante, une bouteille de Sélecto mais nous nous sentions important, Monsieur 
Bisquerra avait besoin de notre aide !
Très tôt le matin, notre cher épicier partait faire son grand marché à Maison Carrée, mais 
d'abord, il devait récupérer son bourricot sur la colline de Belfort.  Le nom, le nom de cet 
animal qui paraissait si placide ?  Je ne l'ai jamais connu et même si vous vous questionnez, 
vous les Anciens, comme moi, je ne pense pas que vous vous le rappellerez, car il semble bien 
que Monsieur Bisquerra s'adressait à son âne à la manière des arabes de la montagne en 
émettant un son, peut-être en roulant la langue, je ne sais pas, mais c'est certain, il n'avait pas 
de nom.  Etait-ce pour cela que cet âne faisait des caprices ?  Je ne sais pas non plus, mais ce 
que je sais c'est qu'il lui donnait du fil à retorde.  Pour moi, cet âne, c'était l'âne Martin, et 
l'âne de Monsieur Bisquerra pour tous les habitants du quartier.  Devant l'épicerie, Monsieur 
Bisquerra attelait son âne et finalement, clopin-clopant, il menait la carriole tout droit 
jusqu'au but.  
N'étant certainement pas du plus jeune âge (le fait étant, que dans ma tendre jeunesse, je 
trouvais tous les adultes vieux) Monsieur Bisquerra vint demander à mon père, s'il voulait bien 
lui construire un abri pour son âne à l'entrée de notre villa, sur le côté du jardin.  Sur la 
droite du grand portail, il y avait l'immense jardin de fleurs que mon père cultivait avec amour,
et avec autant d'amour, maman faisait des bouquets pour ses clients journaliers.  Sur la gauche,
un terrain rectangulaire, plus petit et qui longeait le mur de la maison de Madame Mesquida.  
Parfait pour l'abri.  Je me rappelle le lilas des Indes, magnifique en saison, et dont ces hautes 
branches me servaient de mirador, ma place secrète.  Madame Mesquida était la seule personne
qui pouvait me repérer depuis sa terrasse.  
Mon père se mit au travail avec l'aide de mon frère André, des planches et des clous.  En 
quelques jours, la cabane de l'âne Martin fut prête, avec même une porte.  Une porte !  Les 
prisons ont des portes !  Un vrai choc pour le système nerveux de notre bel animal.  La 
première et la seconde nuit, Martin démontra son mécontentement.  Et nuit après nuit, le pan 
arrière de sa cabane souffrait sous la pression de ses sabots. Ma sœur Paulette rouspétait et 
le reste de la famille lui donnait support.  Mon père comprenait mais il faut dire que la petite 
rémunération mensuelle arrondissait les fins de mois.  ¨Patientons encore un petit peu, l'âne va 
s'habituer.¨ Mais, n'avions nous pas toujours entendu dire qu'il n'y a pas plus têtu qu'un âne !
L'épicerie Bisquerra dans la rue Maginot à Maison Carrée faisait partie de notre vie 
journalière.  Elle se trouvait à l'angle d'une impasse qui la séparait de la maison de la famille 
Dusnasi et qui rejoignait l'Avenue Maréchal Foch.  Cette impasse se continuait de l'autre côté 
de la rue Maginot pour rejoindre bien plus haut (je crois)  le chemin P. Sully, tout en longeant 
la petite villa habitée par les jumelles, Mireille et Arlette.  Derrière la villa des jumelles, il y 
avait une grande maison à plusieurs appartements occupés par des familles musulmanes et une 
seule famille Pied-noir, Monsieur et Madame Mulet, leurs deux garçons et Marcelle, leur fille, 
ma grande amie.  Elle et moi, nous faisions des bosses de rire incroyable et à partir d'un petit 
rien.  En général, si les garçons du quartier ne jouaient pas au ballon, ils restaient assis sur le 
côté de la marche d'escalier à l'entrée de l'épicerie Bisquerra.  Ils blaguaient et se payaient 
des bosses de rigolade, ils nous taquinaient aussi beaucoup surtout quand nous jouions à la 
marelle au milieu de la rue.  Pour ma part, pour aller à l'épicerie je passais devant 2 ou trois 
garages, (je crois) de Mr Derose et Martinez puisque j'habitais la villa ‘Les Vertes Feuilles' 
qui se trouvait entre la maison Pons et la villa de Madame Mesquida. Jeanine Bisquerra, la fille
aînée habitait au premier étage de l'immeuble de l'épicerie.  Dans l'après-midi, elle se tenait 
au balcon et nous regardait jouer dans la rue.  Bien d'autres fois, en groupe nous montions à la 
terrasse de cet immeuble, pas exactement pour s'amuser mais pour admirer le panorama d'où 
l'on voyait des lessives se gonflaient dans le vent ou, alors simplement à regarder les quelques 
rares voitures.  Nous montions les étages jusqu'à la terrasse en catimini, le bruit aurait 
peut-être attiré Monsieur Bisquerra ; était-ce par crainte ou par respect, je ne sais pas.  Je 
n'ai jamais entendu Monsieur Bisquerra faire une conversation avec qui que ce soit ou alors il
Notre Cher Epicier, Monsieur Bisquerra et son bourricot