Tout est calme mais je peux m'empêcher de penser en levant les yeux vers les gradins à la rumeur qui
arrive chez nous les après-midis de match, rumeur qui éclate, énorme, en « il y est » scandés sur l'air des
lampions lorsque le R.C.M.C. marque.
Voilà les barrières du passage à niveau puis la briqueterie Torelli avec l'inévitable chien kabyle qui
vient prudemment nous renifler de loin et qui s'enhardit lorsque nous l'avons dépassé.
Plus loin, après le pont de l'oued smar, c'est la briqueterie Morales et l'ancienne distillerie (là même où
pendant la guerre, seront distribués les boulets pour le chauffage qui sera ensuite la cotonnière et enfin
un centre de formation professionnelle), mais également, sur la droite, une grande bâtisse cubique qui a
longtemps été pour moi une annexe de la Mairie jusqu'à ce que j'apprenne que mes parents m'avaient fait
un gentil mensonge, ne sachant pas comment m'en expliquer l'activité très accueillante et le caractère «
tolérant ». Elle avait un nom, cette maison « Embarka », et plus loin, il y avait sa concurrence « L'arc en
ciel ».
Nous traversons ensuite le quartier des gitans (nous disions les « gitanos »), et rien ne bouge sauf un
chat qui jaillit d'une fenêtre de l'atelier du maréchal-ferrant, traverse la route devant nous pour aller
se perdre dans les anciens entrepôts du petit chemin de fer qui faisait, mais je n'en suis pas certain,
Maison-Carrée/l'Arba.
Sur la place, tout est fermé encore, mais l'on entend déjà le bruit des voitures à cheval qui viennent
approvisionner le marché derrière la mairie.
A hauteur de la mosquée, c'est le marché à bestiaux (le Cours de France et le H.L.M. c'est plus tard) et
nous sommes enveloppés de relents de suint et de litières.
Enfin, la Comolive, avec son éternel panache de vapeur qui embaume l'huile d'olive et en face, la Sacana
où des tonnes de viande attendent dans le « froid sec » leur mise à la consommation.
A partir de la RN5 franchie et la blanchisserie Reig dépassée, ce sont les coteaux de l'Harrach (à
l'époque, j'ignorais que j'allais y travailler pendant 7 ans). L'Harrach que nous longeons (il n'y a pas
encore le stade Lavigerie) pour ensuite, après avoir bifurqué légèrement sur la droite aboutir à la butte
de tir, où, une dune franchie nous découvrons la mer.
Ah, quel spectacle ! A droite (et oui, à droite, car de ce côté-ci c'est à gauche ou dans le dos), le soleil
qui émerge à peine fait resplendir la mer de millions de petits feux rouges scintillants et le Cap Matifou
noyé dans une légère brume bleutée.
A gauche, une majestueuse dans sa blancheur avec le soleil qui joue avec les vitres paillette d'or, notre
Alger qui s'étire, en se mirant dans l'eau que rien ne trouble, du Caroubier à l'Amirauté.
Mon père ne s'attarde pas à la contemplation du panorama mais déjà il essaie de repérer le banc de
sable où il fera la bonne pêche.
Le premier dans l'eau, il commence à racler le fond et régulièrement, il relève l'appareil. A ses mimiques,
nous savons s'il y en a ou s'il n'y en pas, des clovisses bien sûr.
Et sur le bord, encore habillés, nous le suivons jusqu'à ce qu'enfin, il trouve le bon endroit.
Dans cette recherche, nous nous sommes souvent retrouvés au premier rocher, c'est à dire presque au
Lido.
Dès le filon découvert, à l'eau mais, attention, là où il y a pied en ce qui me concerne et en fait, j'étais
plus attiré par la recherche d'un éventuel trésor qui aurait pu être déposé dans la nuit par la mer.
Bien entendu, la quête se bornait invariablement aux morceaux de liège et aux coquillages. A intervalles
réguliers, moments attendus avec impatience, mon père sort, déverse le contenu de la poche en filet fixée
à l'appareil, sur un torchon que nous avons étalé sur le sable.
J'entends encore le bruit, semblable à un sac de petits cailloux que l'on agiterait, que font les clovisses
en s'éparpillant sur le torchon et je vois les crabes qui tentent désespérément de s'enfuir.
C'était une grande joie lorsque les clovisses étaient larges comme l'ongle du pouce et leur coque jaune
brun mais surtout lorsqu'il n'y avait pas beaucoup de gravier car le tri était alors rapide.
Il arrivait souvent qu'avec les clovisses, mon père ramenât une trembleuse avec ses trois points bleus sur
la tête et craignant la décharge électrique, je me gardais bien de la manipuler, laissant à mon frère le
soin de la rejeter à la mer.
Vers 9 heures, venait l'heure du casse-croûte, le plus souvent des sardines à l'huile, du pâté, ou la
presque inévitable soubressade et puis c'était le retour.
Généralement, le même chemin en sens inverse mais quelquefois, lorsque nous nous trouvions à hauteur du
premier rocher, nous traversions le polygone que mon père connaissait bien pour y avoir fait souvent des
escapades alors qu'enfant il habitait les Cinq Maisons, pour nous arrêter chez une tante à la ferme
Coulbouet.
Evidemment, le retour s'effectuait sous un soleil de plomb qui nous rendait moins loquaces qu'à l'aller.
L'appareil se faisait plus lourd sur l'épaule de mon père et mon frère ahanait avec, au bout des bras, le
poids de la pêche.
A l'arrivée, j'avais pour mission de porter une ou plusieurs assiettes de clovisses à quelques voisins ainsi
qu'à mes grands-parents qui habitaient à l'autre bout de la Cité, sur la colline (ceux de chez Altairac
connaissent), ce que je faisais bien volontiers dans la mesure où l'on me promettait que l'après-midi,
après la sieste, j'aurais droit à une glace ronde à 2 sous de Monsieur Ibanez.
Plaisir simple, plaisir vrai ces parties de pêche aux clovisses étaient pour moi extraordinaires et j'en
garde un souvenir ému.
Yves JUAN